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Deuxième partie : La perspective comme effet de style.

 

VII Avant garde et contre-plongées.

 

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Vers 1900, alors que s’est déjà opérée une véritable scission entre photographes professionnels et amateurs, apparaissent les « récréations photographiques ». Les premières contre-plongées qui n’étaient considérées jusqu’alors que comme des « ratages » à bannir font alors partie du langage du caricaturiste. En rupture avec les normes de la représentation picturale, elles paraissaient à la fois ludiques et transgressives. Les auteurs de ces récréations avaient néanmoins conscience qu’elles n’étaient pas pour autant si anormales, mais que, comme les anamorphoses, elles correspondaient à des cas limites de représentation en perspective linéaire. Les plongées et contre-plongées « sont les illusions produites par les règles naturelles de la perspective »[1]. Ainsi, contrairement à ce que l’on pense généralement l’apparition des plongées et contre-plongées n’est pas provoquée par les innovations techniques du début du siècle (cinéma et appareils photos de petits formats), mais seulement rendue moins inhabituelle par celles-ci.

« Lorsque les avant-gardes ne sont pas envisagées comme un phénomène sui generis, tout juste se borne-t-on, pour expliquer l’avènement de nouvelles images, à citer l’influence du lexique cinématographique, sans pour autant questionner sa propre origine. Il serait pourtant assez facile de montrer que nombre des effets cinématographiques proviennent des trucages employés dans les récréations photographiques »[2]

 De même, il est clair, que ce n’est pas l’apparition des appareils de petit format qui a permis les plongées et contre-plongées, d’une part, parce qu’il en existait bien avant, réalisées par des daguerréotypistes anonymes, et, d’autre part, parce qu’il est tout à fait possible d’en produire avec une chambre de grand format comme l’attestent de nombreuses photographies en contre-plongée non redressées réalisées par Bérénice Abott. Considérées comme grotesques ou ratées au début du XXème siècle, elles furent ensuite considérées par les avant-gardes comme étant au plus proche de l’expérience visuelle brute, plus à même de rendre compte de l’avènement d’un monde nouveau et prometteur.

 

 

 

 

 

 

« Nous avons jusqu’à présent utilisé les capacités de l’appareil seulement dans sa fonction secondaire. On s’en rend compte dans les soi-disant « photos ratées » : plongée, contre-plongée, vue oblique qui étonnent aujourd’hui par le hasard de leur prise de vue. Le secret de leur effet réside dans le fait que l’appareil photographique montre l’image optique pure c’est-à-dire les déformations optiques, les distorsions telles qu’elles sont alors que notre œil fait, au moyen d’associations visuelles et spatiales, la synthèse de l’image optique et de notre expérience intellectuelle, en une image conceptuelle (…) Ainsi on supprimera la suggestion de l’image non dépassée qui règne depuis des siècles, exprimée par des peintres de génie qui influèrent sur notre vision »[3]

Ainsi, en légitimant les prise de vue en plongée…, L. Moholy-Nagy est conscient de transgresser une norme, norme qui fait apparaître comme ratée (ou « incorrecte », selon la traduction), une photographie dont la perspective n’est pas redressée. Loin de lier une telle norme uniquement à des habitudes de perception quotidienne ou à « la nature même de l’homme qui se déplace habituellement sur un plan horizontal… »[4], il fait reposer ces habitudes sur la représentation picturale qui aurait influé directement sur notre propre vision. Ainsi en remettant en cause ce principe de verticalité conventionnelle, nous pourrions acquérir grâce à la photographie une nouvelle vision, plus directe, à partir de laquelle nous pourrions prendre position. Un autre aspect est intrinsèquement lié à cette nouvelle vision. C’est l’idée qu’au dynamisme créé par les lignes obliques de la perspective doit correspondre un dynamisme dans la présentation des photographies.

« Depuis le début des années 1920, ceux-ci [Lissitzky, Bayer, Moholy-Nagy] cherchent justement à dépasser la peinture, à faire éclater l’œuvre d’art, traditionnellement plane et statique, dans l’espace, un espace débarrassé de toute hiérarchie, de tout axe perspectif, multidirectionnel et ce faisant, dynamique »… « L’œuvre d’art s’y étend désormais à l’ensemble des murs, au sol et au plafond, englobe le spectateur plutôt que de lui faire face, sollicitant ainsi toute la mobilité de son regard et de ses déplacements pour être perçue »[5]

Cependant le dispositif en question, loin de s’inscrire en rupture avec la frontalité dans la présentation des images, perpétue ce principe. Les photographies sont présentées inclinées selon un angle qui reste perpendiculaire par rapport à l’axe de vision supposé du regardeur. Cela l’incite à lever ou à baisser la tête mais n’influe en rien sur la perception des photographies. En effet : « Des processus psychologiques inconscients tendent alors à compenser ces déformations »[6]. Minimisant l’importance de tels processus, Lissitzky n’hésite pas à affirmer à propos des photographies d’Erich Mendelsohn[7] prises en contre-plongée :

« Pour comprendre certaines de ses photographies, il faut lever le livre au-dessus de sa tête et le faire tourner. »[8]

 

 

 

 
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Cependant, il n’est pas pour autant nécessaire de se situer parfaitement en face ni même d’incliner les photographies car nous tenons compte inconsciemment de l’inclinaison ou non des images dans l’espace et du rapport qu’entretient l’architecture photographiée avec les bords de l’image. Il est vrai qu’il est difficile de deviner la forme réelle d’un bâtiment si on ne tient pas compte du degré d’inclinaison de l’appareil lors de la prise de vue. On peut donc penser que les photographies d’architecture sont redressées parce qu’elles offrent alors une meilleure lisibilité due à la verticalité absolue, le plus souvent respectée, du plan du négatif. L’utilisation du niveau à bulle par le photographe permet de fournir une norme à partir de laquelle il est plus facile de comparer les différents bâtiments. Les plongées et contre-plongées relèvent davantage de la vision optique du monde que de la lecture didactique des formes architecturales.

Inversement, le manque de lisibilité des photographies en plongée ou en contre-plongée, sans aller jusqu’à l’illisibilité, exige un plus grand effort d’interprétation. Les photographies de Mendelsohn et de ses amis publiées dans Amerika, par exemple, cherchaient moins à produire une vision claire et « conceptuelle » de la ville moderne qu’un « enivrement visuel » tout en évitant de faire de la beauté des images une fin en soi. Au contraire, il cherche à souligner le chaos ambiant, les aberrations et les absurdités architecturales qui frappent le regard de l’individu situé au ras du sol mais aussi, de la même manière les traces annonciatrices d’un nouvel ordre urbain. Alors que Bernd et Hilla Becher cherchent à rendre la plus lisible possible la forme exacte et typique d’une structure de stockage ainsi que, parfois, sa démesure, au contraire Mendelsohn donne une version très personnelle d’un silo à grain, soulignant la démesure, la suggérant plus qu’elle n’est véritablement montrée.

Or, c’est moins la dimension critique des photographies de Mendelsohn qui retient l’attention de Lissitzky que leur pur intérêt visuel. Par conséquent, ce qui caractérise l’utilisation des plongées et contre-plongées par les avant-gardes, c’est la dimension exploratoire et souvent un amateurisme revendiqué. C’est aussi cette dimension expérimentale qui va être revendiquée par les tenants de la photographie créative au début des années 70. La différence essentielle entre les avant-gardes et la photographie créative tient au fait que la photographie créative cherche son émancipation par rapport à la photographie commerciale alors que pour les avants-gardes, leurs photographies pouvaient éventuellement servir dans le cadre de la photographie publicitaire, didactique ou même de la photographie de propagande de manière à s’inscrire au cœur de la vie de tous les jours.

[1] E. Ogonowski et Violette, La Photographie amusante, Paris, Société générale d’édition, 1894, cité par Clément Chéroux, « Les récréations photographiques, Un répertoire de formes pour les avant-gardes », Etudes photographiques n°5, Paris, Société française de photographie, 1998.

[2] Clément Chéroux, ibidem.

[3] Laszlo Moholy-Nagy, Malerei, Fotografie, Film, tr. Fr. Dominique BAQUE dir., Peinture, photographie, film et autres écrits sur la photographie, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993.

[4] René Bouillot, Ibid.

[5] Olivier Lugon, « La photographie mise en espace, Les expositions didactiques allemandes (1925-1945) », Etudes photographiques N°5, Paris, Société française de photographie, 1998. [6] Maurice Henri PIRENNE, « Les lois de l’optique et la liberté de l’artiste », in Revue de psychologie pathologique et expérimentale, t60, 1963. [7] Erich Mendelsohn, Amerika : livre d’image d’un architecte, Paris, Les Editions du Demi-Cercle, 1992. [8] El Lissitzky, « The Architect’s Eye », 1926, cité par Christopher Phillips, « La photographie des années vingt : l’exploration d’un nouvel espace urbain », La recherche photographique n°17, Paris, Paris Audiovisuel, 1994.

 

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