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Première partie : Du document à l’oeuvre.

Sommaire
 

VI Le document comme œuvre

 

 
 

Dans quelle mesure la perspective dans la photographie d’architecture peut-elle induire une transparence objective sans être impersonnelle et dénuée de style ? Comment la perspective peut-elle aider à la constitution d’une collection de photographies d’architecture en tant qu’œuvres ? Comprendre ce que signifie la perspective dans les photographies des Becher nécessite de comprendre au préalable quelle est la position adoptée par les Becher. Dans quelle mesure les photographies des Becher (et celles de l’école de Düsseldorf) renouent-elles avec la « fort contestable mythologie de la transparence du médium » confortant « le leurre référentialiste ? »[1] Que vise cette critique ? Est-ce l’œuvre des Becher ou ce qu’ils disent de leur œuvre ? Faut-il voir, à travers les photographies de châteaux d’eau, rien d’autre que des châteaux d’eau ? N’y a t il vraiment aucun imaginaire possible ? Walter Benjamin voyait à travers les photographies de plantes de Blossfeldt de véritables photographies d’architecture :

« ...sous la prêle, la forme des colonnes antiques, sous la fougère, la crosse épiscopale, derrière des pousses de marronnier ou d’érable grossies dix fois, des totems, sous le chardon, un tympan gothique »[2].

De même, à travers les photographies de châteaux d’eau, nous pouvons imaginer qu’il s’agit de champignons exotiques monumentaux ou de vulgaires « instruments de cuisine »[3] qu’il suffit de réduire pour s’en saisir. Qu’est-ce qui permet à W. Benjamin d’affirmer des photographies de Blossfeldt qu’il s’agit de photographies d’architecture ?

N’est-ce pas principalement la manière de faire ? L’utilisation du fond neutre, la vision en plan frontal, la lisibilité du détail et la lumière naturelle et douce dans les photographies de Blossfeldt ne sont-elles pas comparables à l’utilisation du ciel gris, la vision en plan frontal... dans celles des Becher ? Ce qui les rapproche, c’est principalement l’idée qu’en produisant une impression très forte d’objectivité, ces photographies invitent à des interprétations d’ordre émotionnel et sensoriel. Walter Benjamin n’y voyait pas seulement des photographies d’architecture mais aussi une « aile d’autruche »[4] ainsi qu’une « danseuse touchée par la grâce »[5]. Ce qui est intéressant, c’est moins le délire interprétatif de Walter Benjamin que, ce que Goodman appelle « la référence multiple et complexe »[6] c’est à dire la possibilité de faire référence à autre chose qu’au référent de la photographie, de la simple ambiguïté de dénotation jusqu’à atteindre différents niveaux métaphoriques. Plutôt que de référence, peut-être vaudrait-il mieux parler de signification, même si ce que signifient ces structures, à travers la manière dont elles sont photographiées par les Becher, est susceptible de donner lieu à diverses interprétations (d’autant plus que la notion de signification est plus abstraite que celle de référence).

Cependant, si les Becher ne voyaient que des châteaux à travers leurs photographies de châteaux d’eau, cela n’impliquerait pas pour autant un degré d’objectivité indépassable. Chercher à caractériser l’utilisation de la perspective dans l’œuvre des Becher permet non pas d’échapper au récit fantasmatique au profit d’un discours critique sérieux, mais au contraire, d’en rendre compte. Pour Blossfeldt, ses photographies de plantes fonctionnaient comme des archétypes applicables aussi bien à l’évolution de l’individu qu’à l’évolution de l’architecture. La nature naturante lui importait davantage que la nature naturée. Peut-être faut-il voir dans le végétal photographié par Blossefeldt moins de l’architecture qu’une «structure artistique, architectonique complète»[7]. A l’inverse c’est moins « l’aspect architectonique que l’aspect technique, mécanique »[8]des choses qui intéresse Hilla Becher. Si c’est l’aspect purement mécanique de la photographie qui l’intéresse, ne tombe-t-elle pas sous la critique d’un potentiel « leurre référentialiste »? Cela suppose que nous comprenions plus précisément l’intention de Bernd et d’Hilla Becher. Cela suppose aussi que Bernd et Hilla Becher parlent d’une seule et même voix. Certes, « il n’existe pas entre eux de division du travail au sens classique du terme »[9]. Par conséquent, il est relativement difficile de discerner les photographies prises par Bernd de celles d’Hilla Becher.

Que signifient ces constructions pour Hilla Becher? Malgré l’apparente absence de qualités esthétiques des photographies et de l’architecture photographiée, celles-ci peuvent très bien fonctionner comme des sculptures artistiques anonymes. L’idée de sculptures anonymes n’est pourtant pas d’Hilla Becher mais de l’éditeur. Cette idée fonctionnait très bien comme un slogan publicitaire qui ne pouvait que séduire Hilla Becher. Il s’agissait pour elle d’«une jolie provocation »[10]. Bernd Becher n’a certainement pu accepter cette idée « malhonnête »[11] qu’à condition d’ajouter un sous-titre : une typologie des bâtiments industriels. Une typologie doit généralement permettre de comparer ce qui est caractéristique ou symptomatique par rapport à ce qui est purement accidentel ou anecdotique. Produire une typologie des différentes espèces de champignons doit permettre par exemple de distinguer ceux qui sont comestibles de ceux qui sont dangereux pour l’homme. Une typologie permet, aussi, généralement, de déterminer à quel type appartient telle occurrence et ce qui distingue l’individu d’un type c’est à dire ce qui fait son individualité.

Que signifie pour Bernd Becher cette « typologie des bâtiments industriels » ? Elle signifie ce qu’il appelle « le baroque calviniste », c’est à dire la profusion baroque de formes visant paradoxalement une économie de moyen. C’est précisément cette idée que seule une typologie peut mettre à jour. En effet, rien n’est plus opposé à l’art baroque que la théologie calviniste. Enfant de parents catholiques, Bernd ne pouvait s’empêcher de trouver ses voisins protestants calvinistes « un peu ridicules... Industrieux... »[12]. Ce qui intéresse Bernd c’est la manière dont le rationnel produit de l’irrationnel et réciproquement. D’une part, la rationalisation des moyens de productions et la recherche d’une efficacité maximale conduisent ces hommes à adapter structurellement l’architecture de ces bâtiments en fonction de leurs besoins sans se soucier de l’aspect esthétique et harmonieux de ceux-ci. Ceci explique, parfois, l’apparence irrationnelle et démesurée de ces bâtiments, produisant parfois, de manière involontaire, de l’ornement et du baroque, par la répétition, la profusion et la simplicité des formes. La combinaison de formes simples produit parfois une étrange complexité dont font preuve les hauts fourneaux, par exemple. D’autre part, ce sont les croyances religieuses, qui, vues de l’extérieur, peuvent paraître irrationnelles. L’architecture de ces constructions industrielles serait par conséquent beaucoup plus révélatrice des croyances que peut l’être celle des églises catholiques et des temples protestants. Le meilleur moyen, pour les Becher, d’exemplifier cela, est précisément de mettre en évidence ces différences structurelles de la manière la plus rationnelle et la plus simple possible par la juxtaposition de photographies.

Derrière l’expression ironique de « baroque calviniste » se cache un jugement de valeur difficilement conciliable avec l’idéal d’Hilla. Pour elle, il faut s’abstenir de juger « il faut se forcer à garder une sorte de neutralité... pour être honnête envers son sujet et ne pas le détruire avec sa propre subjectivité, tout en restant proche »[13]. Pour Bernd, il y a dans leurs photographies une certaine ironie. Hilla préfère y voir de l’humour. Pour Bernd comme pour Hilla, ces photographies peuvent être vues comme des portraits des concepteurs de ces structures industrielles. Ce qui peut éventuellement sembler humoristique peut s’énoncer sous la forme d’une énigme : « Deux visages semblables, dont aucun ne fait rire en particulier, font rire ensemble par leur ressemblance »[14]. Pour Bergson, c’est l’aspect mécanique du corps qui nous fait rire par rapport à l’aspect volatile de l’esprit. Pourtant, cette dimension légère de l’œuvre des Becher passe généralement inaperçue pour la plupart des commentateurs de leurs œuvres. De même, lorsque Descartes compare le corps à une mécanique, il ne nous fait pas rire, pas plus que les plaisanteries que raconte Bergson dans son texte sur la signification du comique. La raison en est simple : « il y a une logique de l’imagination qui n’est pas la logique de la raison, qui s’y oppose même parfois. »[15]. Sans être véritablement risibles, ni même humoristiques, ces structures ont souvent une forme étonnante, incongrue, qui prête parfois à sourire.

L’œuvre des Becher n’est peut-être pas un tout monolithique, tautologique qui ne ferait que répéter toujours la même chose. La manière dont les photographies sont prises joue sur la perception que nous pouvons avoir de leurs œuvres. Il semble évident que Thierry de Duve préfère les photographies prises par Hilla Becher à celles de Bernd notamment lorsqu’il écrit « le régime monumentaire est dans l’œuvre des Becher un code moral. Un code puritain, très certainement, et qui ne souffre pas l’ironie... »[16]. Il importe peu de savoir si c’est Bernd qui a raison ou Thierry de Duve et Hilla Becher. Ce qui importe c’est de voir à quel point l’utilisation de la perspective par Bernd est différente de celle d’Hilla. L’utilisation d’une échelle de dix mètres de haut permet de percevoir visuellement ce qui différencie celles prises par Bernd de celles prises par Hilla. Il n’est pas question d’affirmer que monter en haut d’une échelle de dix mètres avec une chambre 13x18 devait uniquement ravir de délice Bernd. Il est probable qu’ils montaient tous les deux en haut de l’échelle même si Bernd en utilisait déjà une pour ses tableaux avant de connaître Hilla. Toutes les photographies des Becher ne sont d’ailleurs pas prises en haut d’une échelle. Peut-être Bernd ne pouvait-il pas imposer à Hilla de l’utiliser lorsqu’elle faisait ses prises de vue seule. Il est néanmoins évident que vue du sol ou vue du haut d’une échelle de dix mètres, la perspective n’est pas la même. La déformation et la correction ne sont pas identiques. Prises du sol, il est nécessaire de redresser la perspective beaucoup plus que lorsque l’on est à dix mètres de hauteur. Plus la perspective est redressée plus le bâtiment est étiré. A l’inverse, plus le point de fuite coïncide avec le milieu du bâtiment, l’axe optique étant horizontal, moins celui-ci est déformé mais en même temps plus il paraît irréel. Comme le dit très justement Goodman dans Langages de l’art, nous n’avons pas pour habitude de contempler l’architecture à dix mètres de haut. Les photographies des bâtiments ressemblent davantage à des photographies de maquettes lorsqu’elles sont prises en hauteur. Ce qui permettait à Walter Benjamin de suggérer que les plantes que photographiait Blossefeldt pouvaient être vues comme des photographies d’architecture, c’est la perte de la notion d’échelle par un effet d’agrandissement. De même, les photographies des Becher opèrent par réduction. En réduisant l’architecture de la sorte, elles peuvent être vues autrement que comme des photographies d’architecture. La miniaturisation de l’architecture est beaucoup plus sensible dans les photographies prises d’un point de vue élevé que dans les autres. Le point de fuite, même s’il n’est pas clairement visible attire le regard en premier. Si la ligne d’horizon est située en bas de l’image, la lecture se fait naturellement de bas en haut.

 

 
 

 

 
 

Cette charpente d’extraction, par exemple, est photographiée d’un point de vue situé au sol. La lecture se fait d’en bas à gauche vers le haut de l’image suivant en cela le mouvement même de l’extraction de la terre vers le ciel. Elle apparaît comme une sorte de totem aux proportions inhumaines. A l’inverse cette photographie de haut fourneau prise d’un point de vue élevé apparaît comme une sorte de « jeu de mécano » aux possibilités inépuisables. L’horizon est en haut de l’image. La lecture se fait de haut en bas en suivant les ramifications des escaliers ou bien de la structure elle-même qui semble s’enraciner dans ce paysage devenu simple sol. Rares sont les photographies des Becher qui sont prises exactement à mi-hauteur du bâtiment. De ce fait, Il y a des tensions dans l’oeuvre des Becher. Si on ne tient pas compte du point de vue de Bernd, les architectures de stockage esquissent une « esthétique... de l’accusation du regardeur »[17].

 

 
 

 

 

 

 

A l’inverse, l’architecture prise d’un point de vue élevé paraît presque ridicule, les photographies inversent parfois la direction du regard. Le point de vue des Becher est celui d’un enfant qui s’émerveillerait devant une fourmilière s’imaginant tantôt être l’une de ces fourmis tantôt un géant. Cependant, pour Bernd, il s’agit de photographier ces bâtiments avant qu’ils ne disparaissent. Paradoxalement, il n’y a chez les Becher comme chez Atget dans leur lutte contre le temps aucune dramatisation visible. Ce qui surprend, c’est la dramatisation du discours interprétatif, c’est-à-dire l’impossible neutralité ou objectivité. Avec la disparition de ces structures, ce n’est ni l’éthique protestante ni l’esprit du capitalisme qui disparaissent. Ce sont les liens visibles entre le spirituel et le matériel qui deviennent de moins en moins perceptibles. Comme les statues grecques ou les temples, ces structures architecturales sont une ultime présentification de l’invisible.

De plus, Barthes suggère à juste titre, que la photographie n’est peut-être pas le moyen le plus adéquat pour réaliser une « mathesis universalis »[18]. A l’intérieur d’une même famille et à de rares exceptions, les photographies des Becher ne peuvent servir de type à plus d’une occurrence. Pour servir de type, il faudrait que l’architecture d’une structure, celle d’un château d’eau, par exemple, paraisse suffisamment épurée pour que celle des autres châteaux d’eau puisse y être référée comme une variation autour d’un thème. Or, le plus souvent, soit ces structures semblent absolument identiques, soit radicalement uniques. S’il n’y a qu’une seule occurrence par type, l’idée de typologie a-t-elle encore un sens ? Lorsqu’elles sont absolument identiques elles fonctionnent alors comme occurrences d’un type qui n’est pas donné en tant que tel. Or, comme elles paraissent souvent radicalement uniques, on ne sait jamais si les photographies des Becher visent l’occurrence ou le type. C’est précisément parce qu’il ne s’agit peut-être pas d’une typologie en acte mais d’une typologie que le spectateur doit réaliser en comparant lui-même les différentes structures. Il doit chercher à voir l’occurrence à travers le type (prédiction) et le type à travers l’occurrence (inférence). A travers cette participation du spectateur à l’œuvre s’esquisse la possibilité pour ces photographies de fonctionner sur un mode qui sollicite l’imaginaire, imaginaire qui appartient autant au scientifique qui invente de nouvelles classifications qu’à l’artiste. Les photographies des Becher attestent de cette double possibilité pour la photographie d’architecture d’être à la fois regardée, vue, comme œuvre et lue comme document. A la vision correspond la transparence de l’image et à la lecture son opacité.

[1] Dominique BAQUE, « La photographie au risque de l’art », Une aventure contemporaine, la photographie 1955-1995, Paris, Paris Audiovisuel, 1996.

[2] Walter Benjamin, Kleine Geschichte der Photographie, in Die Literarische Welt, n°38-40, 1931, tr. fr. Petite histoire de la photographie, Paris, Société française de photographie, 1996.

[3] Hilla BECHER, Entretien avec Jean-François Chevrier, James Lingwood et Thomas Struth, Une autre objectivité / Another objectivity, Paris, Idea Books, Milan, 1989.

[4] Walter Benjamin, «Neues von Blumen », tr. fr. « Du nouveau à propos des fleurs », 1928, in Karl Blossfeldt, Cologne, Taschen, 1999.

[5] Ibidem

[6] Nelson GOODMAN, Manières de faire des mondes, tr. fr. Nîmes, J. Chambon, 1992.

[7] La traduction française du texte allemand dans l’édition Taschen est : « Il faut voir dans le végétal une construction artistique et architecturale à part entière », mais nous préférons traduire « architektonischer » plus littéralement par architectonique ce qui correspond mieux à la logique épanouissante et surprenante de la finalité utilitaire des plantes photographiée. Karl Blossfeldt, « Le jardin merveilleux de la nature », 1932, in Karl Blossfeldt, Tashen, 1999.

[8] Hilla Becher, Ibidem.

[9] Susanne Lange, Bernd et Hilla Becher, « Réduire l’objet pour s’en saisir », Pratiques, Réflexions sur l’Art, n°5, Rennes, Ecole des beaux-arts de Rennes, 1998.

[10] Hilla Becher, ibidem

[11] Ibidem.

[12] Bernd BECHER, ibidem.

.[13] Ibidem.

[14]Blaise PASCAL, Pensées, Gallimard, Paris, 1936

[15] Henri Bergson, Le rire, Essai sur la signification du comique, Paris, PUF, 1940.

[16] Thierry De Duve, « Bernd et Hilla Becher ou la photographie monumentaire », Les cahiers du Musée national d’art moderne, n°39, Paris, 1992.

[17] Hughes Fontenas, Stockages, un trouble de l’esthétique architecturale, Les Cahiers du Musée national d’art moderne n°58 hiver 1996. Il n’est pas indifférent que les photographies des Becher qui illustrent cet article sont des photographies qui n’ont pas été prises d’un point de vue élevé mais à hauteur d’homme.

[18] Roland BARTHES, La chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Editions de l’Etoile, Le seuil, 1980.

 
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