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Troisième Partie : Homogénéité et hétérogénéité de la photographie d’architecture

 

X La photographie industrielle d’architecture et le dessin axonométrique

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La place de la photographie est très variable d’une revue à l’autre. Dans L’architecture, on trouve dès 1894 des photographies d’une grande qualité, souvent des vues intérieures qui sont parfois redessinées dans les hautes lumières. Jusque dans les années 20 La construction moderne présente peu de photographies et uniquement pour souligner l’état de certaines constructions. La proportion de photographies dans L’architecte reste faible jusque dans les années 20, puis devient plus importante que les gravures. Dans cette revue, les photographies sont d’une exceptionnelle qualité, elles sont souvent retravaillées, redessinées de manières à faire apparaître des détails dans les hautes comme dans les basses lumières. Les photographies sont mélangées avec les gravures et sont placées après le texte sous forme de planches. Les photographies et les gravures présentent de grandes similitudes aussi bien au niveau de la perspective, systématiquement redressée, qu’au niveau du détail. Il est parfois difficile de percevoir, du moins au premier coup d’œil, s’il s’agit d’un dessin ou d’une photographie.

De manière générale la photographie d’architecture de 1880 à 1920 présente une très grande homogénéité due à l’industrialisation de la photographie d’architecture et à la naissance d’agences de photographes industriels. Les photographies sont souvent prises à une distance assez importante lorsque le lieu s’y prête, en vue oblique, et la perspective verticale est systématiquement redressée. Sans avoir la rigueur formelle des photographies des Becher, elles présentent néanmoins une sobriété et une simplicité qui ne quittera pas la photographie d’architecture. L’influence des avant-gardes sur la photographie d’architecture telle qu’elle est publiée dans les magazines, à partir des années 20, est, par conséquent, à nuancer. Si les avants-gardes sont loin de ne choisir que l’architecture pour expérimenter les différentes possibilités liées aux « perspectives » de la nouvelle vision, les photographies d’architecture restent relativement conventionnelles par rapport aux recherches plastiques des photographes de leur temps.

 

 

 

 

 

 
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Néanmoins, si elle évolue très lentement, la photographie professionnelle d’architecture des années vingt et trente est marquée par l’avènement de photographies qui cherchent moins à donner une vision globale d’un bâtiment qu’à suggérer l’innovation sur le plan formel de l’architecture moderne. Ces photographies apparaissent alors beaucoup plus stylisées, abstraites, fragmentaires que celles du début du siècle. « En effet, la vue en plan rapproché, évoquant l’idée d’un bâtiment tout en se gardant de le décrire de manière plus détaillée, devient à la fin des années vingt un exercice presque obligé du photographe d’architecture »[1]

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En témoignent, les photographies de Arthur Köster, F.R. Yerbury, Werner Mantz, Hugo Schmölz et Lucia Moholy. Détail d’un balcon du Prellerhaus de Lucia Moholy est de ce point de vue exemplaire. Il s’agit d’une vue légèrement oblique. Le balcon semble se prolonger à l’infini. Les ombres accentuent l’impression de relief. Le bâtiment contraste avec la terre nue qui semble, elle aussi, se prolonger vers un horizon incertain. Le style est épuré. Une telle photographie se veut peut-être purement objective, mais la composition très rigoureuse est plus suggestive que démonstrative. Quelle est la forme réelle du bâtiment, sa taille ? Il est difficile de le deviner à partir d’une telle photographie. Il est très difficile de dire si ce qui nous semble gracieux et simple émane de la photographie ou de l’architecture photographiée. D’une part, l’architecture ne semble pas être ici le prétexte à une composition plastique mettant en avant les possibilités créatives de la photographie comme chez Moholy-Nagy et d’autre part, cette photographie ne semble pas être non plus un simple document. Parallèlement, la photographie d’architecture n’a cessé de rester très proche de la photographie pour des catalogues de design industriel et publicitaire. La perspective présente alors un aspect caractéristique, parfois proche du dessin technique, et par conséquent de la perspective axonométrique. L’un des aspects les plus frappants est l’utilisation d’objectifs grand-angulaires plus performants et permettant d’obtenir des décentrements beaucoup plus importants. On pourrait presque en déduire la naissance d’un nouvel effet stylistique remarquable. En effet, en se situant à proximité d’un bâtiment d’une hauteur importante, tout en restant au niveau du sol, le décentrement utilisé pour conserver les lignes verticales parallèles va produire un effet d’étirement mais va aussi faire apparaître les angles des bâtiments plus aigus qu’ils ne sont en réalité. Loin de produire un effet véritablement novateur, on remarque au contraire qu’il est en réalité presque moins prononcé que dans les dessins d’architectes de la même époque. Dans ces dessins, soit la ligne d’horizon, dans ceux en perspective centrale, est souvent très bas située, comme dans ceux de Mallet-Stevens, soit l’architecture est représentée en plongée mais avec une perspective axonométrique, comme dans certains dessins de Le Corbusier.

 

 

Ainsi, si l’on compare la photographie de la Caserne des sapeurs-pompiers de l’architecte Robert Mallet-Stevens avec son propre dessin, on remarque des similitudes dans le point de vue et le cadrage. Cependant, le photographe est en fait plus près et situé de manière beaucoup plus latérale, ce qui accentue davantage les angles du bâtiment que sur le dessin. Il en est de même de la photographie de Cl. A Köster publiée dans L’architecte de 1929 qui, en étant située de manière latérale, accentue les angles du bâtiment situé à gauche. De telles vues sont rares avant les années 1920. Le moment où Le Corbusier va réaliser ses dessins en utilisant la perspective axonométrique coïncide avec le plein essor de la photographie de maquette et probablement aussi sous l’influence de Lissitzky. Les photographies en plongée des grandes maquettes de plâtre pour le projet de maison de week-end à Rambouillet présentées au salon de 1924, semblent, de ce point de vue, avoir joué un rôle important. Il n’est pas question de nier les différences essentielles entre la perspective photographique qui s’attache à l’apparence d’un bâtiment et la perspective axonométrique qui « propose une relation matérielle au réel, une relation de similitude entre l’orthogonalité des volumes et de leur représentation… » et « introduit une approche quantitative de l’espace de l’architecture »[2]. Cependant, le recours à l’axonométrie comme technique de conception d’un projet architectural implique une plus grande attention à l’agencement des volumes et permet une plus grande complexité que l’élévation, qui elle, s’attache davantage à la façade et à son ornementation. En conservant la verticalité des plans parfaitement verticaux par rapport à l’horizontalité du sol, l’axonométrie et, dans une moindre mesure, la photographie d’architecture s’inscrivent en relation avec la grille « cartésienne » de coordonnées tridimensionnelles. Peter Eisenman est probablement l’architecte qui a le plus cherché à mettre en avant la grille tridimensionnelle en la présentant comme la matrice conceptuelle à partir de laquelle s’organise l’espace architectural. Il justifie la pertinence de cette grille tridimensionnelle par son rapport à la perception humaine de la nature (verticalité et horizontalité). Cependant la question de savoir si nous percevons aussi bien la perspective verticale que la perspective horizontale est une question délicate. Les expériences tendent à montrer que les stimuli orientés à 0 ou 90 degrés sont mieux perçus que ceux orientés à 45 ou 135 degrés. L’existence de « l’effet de l’oblique »[3] suggère que les orientations sont codées relativement à un cadre de référence avec, pour normes, la verticale et l’horizontale. En ce qui concerne la vision, certains[4] suggèrent un codage rétinocentrique des orientations alors que d’autres[5] sont plutôt en faveur d’un codage gravitaire. Cependant, si nous percevons la perspective verticale, nous ne la percevons pas de la même manière que lorsque nous utilisons un appareil photographique. Avec n’importe quel système optique qui implique un cadrage, la moindre inclinaison de quelques degrés est aussitôt manifeste. Il est aussi remarquable que l’image reflétée par un miroir a moins de chance d’être confondue avec la réalité s’il est orienté selon un axe horizontal que s’il est orienté selon un axe vertical. De même, de nombreuses expériences tendent à montrer que nous sommes plus sensibles à la perspective horizontale qu’à la perspective verticale. En effet les traitements perceptifs sont influencés par des traitements cognitifs. Redresser la perspective consiste donc à tenir davantage compte des traitements cognitifs que des seuls traitements perceptifs. Peter Eisenman justifie aussi la pertinence de cette grille tridimensionnelle : « en référence à la tradition de l’architecture moderne ; il invoque à ce sujet l’espace miesien comme fragment de la grille infinie, et l’exactitude de l’angle droit célébrée par Le Corbusier »[6]. On peut penser que les photographies d’architecture qui cherchent à rendre compte des volumes et des rapports entre eux par des vues sur l’angle tout en conservant la verticalité des plans témoignent d’une émulation entre photographie et architecture. « Le rôle de la photographie n’est pas de refléter, dans une image miroir, l’architecture comme elle est construite. La construction est un moment significatif dans le processus, mais en aucun cas le produit fini. La photographie et la présentation graphique construisent une autre architecture dans l’espace de la page. »[7] Une fois construite, l’architecture perd de sa pureté. La photographie qui, dans sa relation mimétique au réel, ne peut atteindre la pureté et la clarté du dessin peut néanmoins être tronquée, retravaillée de manière à produire « à côté du texte un discours parallèle et d’une grande puissance »[8]. Le Corbusier n’hésita pas à recourir à un aérographe pour retravailler les photographies de la Villa Schwob publiée dans L’Esprit nouveau de manière à effacer tout ce qui pouvait perturber l’attention sur la photographie mais que ne dérange pas la lecture du bâtiment dans l’expérience réelle. Inversement, la photographie permet de rendre sensible ce qui dans l’expérience directe peut être sujet à polémique notamment le bien fondé des fenêtres horizontales. En coupant le ciel et le premier plan, la fenêtre horizontale cadre différemment le paysage qui semble alors perdre de sa profondeur. C’est précisément de cette frontalité que témoignent les montages photographiques de Ludwig Mies Van Der Rohe. Les photographies sont incorporées dans le dessin en perspective à la place du paysage sur lequel ouvre la fenêtre horizontale qui en forme alors le cadre. L’architecture agit alors comme un dispositif de prise de vue. « Ainsi, les photomontages intérieurs de Mies van der Rohe signalent une inversion du rapport à l’extérieur : si l’écran de la paroi vitrée est moins une ouverture qu’une surface de projection, c’est à dire d’écrasement du paysage, l’occupant-spectateur n’est jamais dans un rapport de proximité avec l’extérieur, mais dans une distance extrême, dans l’attente de la lente diffusion de l’image du paysage »[9] La fenêtre horizontale comme la photographie incorporée dans l’espace de l’architecture rend manifeste la césure radicale entre être dans l’espace et voir un paysage. Le paysage devient alors purement visuel. A l’inverse, la photographie d’architecture qui va résulter de l’architecture moderne va en fait réintroduire la profondeur à l’espace architectural, photographiant le dispositif de prise de vue plutôt que le résultat de celui-ci. Les photographies de Julius Shulman et de Ezra Stoller sont remarquables, en cela, qu’elles cherchent à mettre en relation l’intérieur et l’extérieur de l’architecture comme s’il n’y avait pas de séparation, comme si l’un était le prolongement naturel de l’autre

[1] Hélène, Jannière, Représenter et diffuser l'architecture moderne : les revues françaises et italiennes, 1923-1939, Th. Doct. Histoire de l'art, Paris, EHESS, 1999.

[2] Gérard MONNIER, « Perspective axonométrique et rapport au réel », Techniques et architecture, n°358, Paris, 1985.

[3] Edouard GENTAZ, Cécile BALLAZ, C. « La perception visuelle des orientations et l’effet de l’oblique ». L'Année Psychologique, 100, 2000.

[4] Chen, S., & Levi, D. M. Meridional anisotropy in the discrimination of parallel and perpendicular lines - effect of body tilt. Perception, 25.

[5] Buchanan-Smith, H. M., & Heeley, D. W. (1993). Anisotropic axes in orientation perception are not retinotopically mapped. Perception, 22.

[6] Louis MARTIN, « Les confessions d’un retardataire, La maison dans l’œuvre de Peter Eisenman », Exposé n°3, volume 1, Orléans, HYX, 1997.

[7] Beatriz COLOMINA, Privacy and Publicity, Modern Architecture as Mass Media, Cambridge, MIT Press, 1994, tr. fr. La publicité du privé, Orléans, HYX, 1998.

[8] LE Corbusier, Vers une architecture, Paris, Arthaud, 1977.

[9] Hugues Fontenas, « Surimpressions (un paysage photographique de l’architecture) », Pratiques, Réflexions sur l’Art, n°7, Rennes, Ecole des beaux-arts de Rennes, 1999.