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Troisième Partie : Homogénéité et hétérogénéité de la photographie d’architecture

 

XI « selling architecture »

 

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A partir des années 50 s’est opérée une conjonction entre, d’une part, le développement de l’architecture moderne de style international et, d’autre part, l’émergence de la société de consommation. C’est précisément cette convergence qui est à l’origine d’un remarquable tournant dans la photographie d’architecture. Celle-ci est la plus manifeste dans les photographies de Ezra Stoller, Julius Shulman et Ken Hedrich. Ce tournant se caractérise par une plus grande attention portée à la dimension commerciale des photographies qui ne sont pas seulement censées faire vendre l’architecture mais aussi un nouveau style de vie. Visuellement, cela se traduit, d’une part, par un véritable travail sur la profondeur de l’image, grâce à une mise en scène méticuleusement élaborée et, d’autre part, par des prises de vue concurrentes, par exemple une dont la perspective est redressée verticalement ou horizontalement et une autre où elle ne l’est pas. Ainsi, plutôt que de témoigner d’approches esthétiques différentes, documentaire ou créative, les deux types de vues vont-elles parfois être publiées simultanément pour illustrer deux aspects différents de la perception d’un même bâtiment. Les photographies de Julius Shulman en contre-plongée témoignent certes de la dimension créative et emphatique qu’il accorde à ses photographies, mais, en même temps elles sont juxtaposées avec des photographies dont la perspective est parfaitement redressée et parfois même avec des décentrements importants. Plutôt qu’une différence de style, le lecteur comprend aussitôt qu’il s’agit d’une différence de point de vue. Dans la mesure, où ces photographies en plongée sont relativement rares, elles ne perturbent pas la lecture du magazine et s’insèrent parfois très naturellement dans la séquence de photographies. Dans les magazines d’architecture des années 40 les photographies en contre-plongée n’étaient pas inexistantes, seulement elles étaient une sorte de compromis entre la nécessité de montrer, par exemple, la cour intérieure très restreinte de certains immeubles et l’impossibilité technique de redresser la perspective due aux limitations de l’appareil photographique. Pour Shulman, de telles vues cessent d’apparaître comme un enregistrement brut dont la perspective est imposée par les limitations de l’appareil. Il va chercher à mettre en avant une plus grande liberté dans l’interprétation photographique de l’architecture. Liberté qui ne peut apparaître que si diverses versions concurrentes sont réalisées. La photographie redressée horizontalement et celle qui ne l’est pas, prises du même point de vue, sont parfois trop proches pour être publiées simultanément ; un choix doit alors être opéré. Ce choix peut alors être décidé en fonction du magazine dans lequel elle sera publiée. « So we can conclude that the uncorrected photograph could be submitted to the editor of a consumer magazine for the general public, whereas for the architectural magazine directed to the critical student and practicing architect, the accuracy and specificity of (96) would be preferred. »[1] Si, pour Shulman, la vue redressée sera généralement adressée à des magazines d’architecture visant un public spécialisé alors que celle qui ne l’est pas sera davantage appréciée par des magazines destinés à un grand public, cela ne signifie pas pour autant une distinction nette entre les deux types de photographie. Cela est probablement encore plus clair dans les photographies d’Ezra Stoller.

 

 

 

 

 

 

 
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Il présente parfois deux types extrêmes de perspective, par exemple celle de la Cocoon house de Sarasota, l’une factuelle et l’autre mise en scène. La première est frontale mais légèrement décentrée vers la gauche, elle donne à voir son inscription dans le site. Le point de vue est distancié et englobe toute la maison. Dans la deuxième, le point de vue est plus subjectif, comme si le photographe s’était assis sur le bord du canapé et que son interlocuteur s’était momentanément absenté, laissant tel quel son livre et la pomme qu’il était en train d’éplucher. La vue est fragmentaire. Elle ne donne pas à voir l’intégralité de la maison qui est alors suggérée par les potentialités qu‘elle offre. Tout en étant redressée verticalement, elle est prise en vue légèrement oblique. Le spectateur est alors invité à parcourir du regard le paysage sur lequel ouvre la maison, les détails du premier plan, puis à pénétrer à l’intérieur de la maison. Elle offre une vision plus participative aux luxes déployés, à l’espace, à la nature et aux loisirs. C’est probablement Shulman qui pousse le plus loin, la mise en scène de l’image en n’hésitant pas, parfois, à se déplacer avec son « jardin portatif ». Fleurs et arbres sont alors disposés en premier plan afin d’augmenter la sensation de profondeur. Dans sa photographie de la Résidence Toland de Raul Garduno, la vue oblique donne une forme hexagonale à son cadrage, dégageant une circulation du regard en spirale, du haut de l’escalier jusqu’à la terrasse extérieure qui ouvre sur la mer. Le regard est ainsi guidé par la composition rigoureuse de l’image de l’intérieur vers l’extérieur. La table basse du salon a été positionnée méticuleusement de façon frontale par rapport au plan du film, justifiant par là même l’angle de son cadrage, les livres sont disposés de manière presque naturelle. La plante au premier plan accentue l’impression de profondeur de l’image. Il est clair que l’architecture que photographie Shulman se prête particulièrement bien à la mise en évidence de l’ouverture de la maison sur l’extérieur. Il exploite au maximum, la transparence des parois vitrées, réalisant parfois ses photographies la nuit ou à la tombée du jour afin de réduire le contraste entre l’intérieur et l’extérieur. Tous les objets et parfois des personnes sont positionnés de manière à favoriser la circulation du regard sur la photographie, selon un cheminement parfois complexe. « The viewer is carried into the scene to where I want him to stop, look, and feel (sense) the architecture-not the photograph; it reads by subject matter and composition”.[2] Si le goût de Shulman pour la composition est manifeste, la photographie d’architecture contemporaine, du moins celle qui s’illustre dans les magazines spécialisés d’architecture, à la différence des magazines de décoration, fait preuve d’une plus grande sobriété et vise davantage l’épure. Les photographies d’Ezra Stoller sont nettement plus dépouillées que celles de Shulman même si lui non plus n’hésite pas à recourir à la mise en scène de l’espace photographié.

[1] Julius SHULMAN, The Photography of Architecture and design : Photographing Buildings, Interiors, and the Visual Arts. New York, Whitney Library of Design, 1977.

[2] Julius SHULMAN, entretien avec Joseph ROSA, 22 juin 1991, cité par Joseph ROSA, in A Constructed View, The architectural photography of Julius Shulman, New York, Rizzoli International Publications, Inc., 1994.

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