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Quatrième partie : De la photographie d’architecture réelle à la photographie d’architecture fictive

XV Entre image documentaire et image mentale.

 

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Il est vrai que la photographie d’architecture oscille entre photographie brute et image esthétisée, aseptisée, dichotomie que l’on retrouve au niveau même de l’art contemporain entre Andreas Gursky et Candida Höfer, lorsqu’ils photographient la même bibliothèque à Stockholm. Celle de Höfer est oblique et partielle et celle de Gursky est frontale et globale. Une vingtaine de personnes apparaissent dans la photographie de Höfer dans des « poses » anecdotiques ( en train de parler, marcher, bailler ) et sont habillés de manière très banale et contemporaine. A l’inverse, seules deux personnes, dans la photographie de Gursky, sont visibles, l’une en train de chercher un livre et l’autre en train de lire debout comme s’il venait de trouver le livre qu’il cherchait. Légèrement de profil, celle-ci attire davantage l’attention que l’autre qui est de dos. Habillée d’une chemise blanche et d’un costume, la présence de cette personne laisse penser que cette photographie aurait pu être prise au début du vingtième siècle si l’autre personne n’était pas habillée de manière plus contemporaine. Relativement discrètes dans la photographie de Gursky, elles ne semblent être là que pour donner une idée de l’échelle, mais aussi pour accentuer l’aspect monumental et gigantesque de l’architecture. La comparaison avec la photographie de Höfer montre à quel point celle de Gursky a été modifiée numériquement. Peut-être a-t-il assemblé plusieurs négatifs afin d’augmenter l’ampleur et la résolution du détail (comme Baldus pour sa vue de l’arène de Nîmes), peut-être a-t-il déplacé des portes et des fenêtres, en a-t-il rajouté pour réaliser une image à la fois truquée et vraisemblable. Il est clair qu’il a supprimé tout ce qui lui semblait inessentiel, anecdotique afin d’atteindre l’image archétypale de bibliothèque et non pas telle occurrence. Elle reste peut-être, encore trop particulière, pour totalement y parvenir, notamment grâce aux deux petites fenêtre au-dessus des rayonnages. Il ne s’agit pas de la bibliothèque idéale comme pouvait l’être la ville attribuée à Giulano da Sangallo. L’asymétrie et l’indétermination dans la disposition des portes lui permettent de conserver une dimension vraisemblable à sa photographie. En effet, c’est seulement avec la confrontation avec d’autres photographies de la même bibliothèque ou la visite du lieu en question qu’il est possible de constater les réelles modifications opérées par Gursky même si, bien sûr, l’on pouvait douter par avance de la véracité de l’image. Plus les photographies de Gursky semblent transformées numériquement, plus elles perdent de leur intérêt, intérêt qui repose sur la vraisemblance.

Toutes ses photographies ne sont d’ailleurs pas modifiées. Sur celle-ci, le mobilier, les escaliers, la lampe ont été supprimés et remplacés par une surface réfléchissante. Tout semble intemporel dans celle de Gursky alors que celle de Höfer semble datée fin des années 80 (veste en jean), l’été (les personnes ne semblent pas vêtues chaudement) et en milieu de matinée ou d’après midi (rayons du soleil). Höfer ne cherche pas à présenter une bibliothèque idéalisée mais une vision personnelle et intimiste d’une série de lieux publics. Il ne s’agit ni d’un reportage professionnel ni d’une recherche plastique expérimentale ou créative. Le travail de Candida Höfer est davantage une approche sensible, artistique, non systématique, d’un ensemble de lieux qui constitue néanmoins un ensemble cohérent même si, contrairement à cette photographie, les lieux que photographie Höfer sont généralement vides. De ce vide émanait une certaine beauté, quelque chose de troublant que l’on ne retrouve pas dans cette photographie, proche d’un simple document. Il est clair que Höfer refuse l’emphase qu’impliquerait certains points de vue et des cadrages plus généraux, la frontalité, de grands formats. Pourtant, de manière plus ou moins subliminale, la persistance en la croyance d’avoir à faire à un regard personnel, plus qu’à une simple vision impersonnelle demeure. Cela tient à la fois au cadrage partiel, à la focale utilisée, à la faible distance qui donne une impression de présence immédiate.

 
 

 

 
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Il est intéressant de comparer ces deux photographies avec celle publiée dans GA. Elle est aussi frontale que celle de Gursky et englobe un espace presque aussi large. Elle n’a pas été retravaillée numériquement comme celle de Gursky et semble davantage documentaire, dans le style, que celle de Höfer. Ce qui la distingue le plus des deux autres, c’est le décentrement très important vers le haut de manière à montrer les fenêtres et donner une idée de la hauteur de la salle, ce qui en accentue sa monumentalité. L’équilibre des masses est alors beaucoup moins harmonieux que dans celle de Gursky mais reste plus esthétisant que celle de Höfer. Elle représente une sorte d’intermédiaire entre celle de Gursky et celle de Höfer. Les photographies publiées dans GA sont remarquables en cela qu’elles sont d’une étonnante sobriété. Elles visent à montrer un bâtiment dans sa globalité et sa complexité, en cherchant à ne jamais rompre avec la verticalité du plan du négatif même si parfois cela peut paraître peu harmonieux, notamment lorsqu’il s’agit de montrer un plafond. Elles restent néanmoins fortement esthétisantes.

La photographie de Gursky ne relève ni du regard personnel ni de la simple vision mais davantage de la vue de l’esprit, comme certains dessins d’architecture utopique. Le fait d’avoir supprimé numériquement la lampe ainsi que tout le mobilier accentue l’effet d’espace et évoque les dessins de la bibliothèque nationale de Boullée auquel semble faire référence la bibliothèque de Stockholm de Erik Gunnar Asplund. De plus, la lisibilité sur le tirage de Gursky de la langue (Français, English, Deutsch, Español) inscrite dans la langue d’origine, au-dessus des rayonnages, accentue l’impression d’intemporalité et d’universalité. Le titre de la photographie de Gursky (Bibliothek) signifie clairement que contrairement à Höfer et Futagawa, ce n’est pas la Bibliothèque publique de Stockholm que Gursky a photographiée mais l’archétype de bibliothèque. La notion d’archétype peut aussi bien être entendue au sens architectural du terme comme modèle à partir duquel on construit qu’au sens psychanalytique (chez Jung et ses disciples) de contenu de l’inconscient collectif qui apparaît dans les productions culturelles d’un peuple.

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