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Introduction

Sommaire
 

IV Influences de la photographie d’architecture

 

 
 
 

 

 

 

Le problème de la perspective est, en fait, celui de la représentation en deux dimensions d’un espace en trois dimensions. L’espace construit ne se laisse pas toujours appréhender d’une manière globale et univoque. L’architecture est rarement produite pour être uniquement contemplée mais aussi pour être vécue, parcourue, habitée, utilisée. La question est alors de savoir comment la photographie peut synthétiser, résumer, suggérer un espace qui est parfois d’une grande complexité. Comment s‘effectue cet exercice de traduction du langage de l’architecte dans celui du photographe ?

Le problème de la représentation de l’architecture n’est pas nouveau, il précède de beaucoup l’invention de la photographie. La question est donc moins de comprendre comment représenter l’architecture que de comprendre la relation entre la ou les traditions picturales et architecturales qui existaient avant la photographie d’architecture. On peut, en effet, être saisi par la ressemblance entre la manière de composer certaines photographies et celle de certains dessins d’architecture utilisant la perspective centrale. Le plus surprenant est peut-être l’habileté avec laquelle les premiers photographes d’architecture (Baldus, les frères Bisson, Le Gray, O. Mestral, Le Secq, …) ont su manier leurs appareils pour dépasser le simple constat photographique et tirer le meilleur parti des contraintes qui leurs étaient imposées et ainsi rivaliser avec les graveurs les plus talentueux. On peut penser que la photographie venait directement concurrencer les dessinateurs et graveurs qui publiaient leurs dessins dans des revues d’architecture. Si la photographie a suscité un grand enthousiasme dans le milieu des architectes, elle ne s’est pas tout de suite imposée dans la presse spécialisée, d’une part pour des questions de coût et d’autre part pour des questions de qualité. Malgré cela, la photographie d’architecture suscita un réel engouement de la part des architectes mais aussi des photographes. Ainsi la photographie d’architecture devint très tôt une spécialité. En 1860 est créée la société anglaise de photographie architecturale et, en 1864, la Société internationale de photographie d’architecture. Si l’on peut parler de concurrence, c’est aussi parce que les architectes ont largement anticipé l’invention de la photographie. Selon Joel Herschman, une révolution s’est produite dans la manière de représenter l’architecture à la fin du XVIIIème et au début du XIXème :

« A shift in patronage had occurred away from knowledgeable aristocrats who could read a plan or elevation to a less sophisticated middle class that was beginning to dominate competition committees and was more likely to be influenced by drawings that used perspective, shading, and even color to convey the finished appearance of a project.”[1]

Après 1789, des figurations d’architecture apparaissent aux côtés d’œuvres d’art dans les salons témoignant ainsi, soit de l’intérêt du public pour ces représentations soit du désir des architectes de s’assurer un public. Ainsi, aux traditionnelles projections orthogonales furent ajoutées les vues en perspective de manière à rendre l’apparence des projets davantage perceptible et plus séduisante. De plus, dans les années 1820, un conflit de génération éclata, initié par de jeunes architectes (Félix Duban, Henri Labrouste, Louis Duc et Léon Vaudoyer,…) remettant en cause les études archéologiques et prônant un plus grand éclectisme en faveur des monuments de toutes les époques. Préférant l’étude méticuleuse des techniques de construction à l’étude des textes, un nouveau type de dessins émergea, à la fois plus précis et aquarellés. Il cherchèrent à réduire au maximum le style personnel au profit de la véracité historique. Il n’est pas impossible qu’ils utilisèrent la camera lucida ( prisme permettant de projeter une image sur un croquis) inventée en 1806 ce qui peut maximiser la ressemblance avec la perspective photographique. Plutôt que de concurrence entre photographie et architecture, peut-être vaudrait-il mieux parler de congruence.

En effet, au moment même où apparaît la photographie, l’architecture est encore largement dominée par un revivalisme historique. Les débats sont animés par l’opposition entre architecture classique et architecture médiévale mais aussi autour de la question de la restauration ou non des monuments historiques. La photographie pouvait alors servir d’instrument idéal pour fournir les données visuelles. En 1834 est fondée la Société française d’Archéologie et, en 1837, la commission des monuments historiques. Il tombait alors sous le sens que l’une des vocations de la photographie puisse être de « copier temples, pyramides et monuments antiques afin d’en diffuser l’image au plus grand nombre »[2]. La photographie s’est ainsi dès son origine liée à l’idée d’inventaire. En effet, l’inventaire doit permettre d’effectuer des classifications et des comparaisons et ainsi permettre l’étude de l’évolution historique des styles. Il n’est donc pas question de photographier n’importe comment les monuments. Il faut à la fois suggérer leur monumentalité et les contextualiser, rendre intelligible leurs proportions et l’agencement des espaces. Une vue frontale de la façade principale ou des vues des différentes façades des édifices est alors judicieuse pour en fixer l’identité de la manière la plus objective possible. Des vues obliques peuvent au contraire les situer dans l’espace, donner une idée des volumes. Loin de se limiter à ces deux extrêmes, le photographe d’architecture peut aussi choisir de ne pas se situer parfaitement en face du bâtiment mais latéralement et de basculer le plan du film de manière à ce qu’il reste parallèle à la façade du bâtiment. Ainsi, il peut à la fois présenter un côté du bâtiment tout en gardant l’aspect orthogonal du bâtiment.

Cependant, dans le cas de Baldus ou de Le Secq par exemple, s’ils avaient le choix, ils préféraient se positionner parfaitement en face du bâtiment mais dans la mesure où ils privilégiaient des points de vue élevés il ne leur était pas toujours possible de trouver une fenêtre exactement à l’endroit où ils auraient aimé se placer. Il leur fallait donc souvent redresser la perspective à la fois verticalement et horizontalement. Leur volonté était d’éviter, autant que possible, tout effet de perspective lié à un point de vue trop latéral. Il leur paraissait préférable de représenter une façade rectangulaire par une façade rectangulaire et non par une forme trapézoïdale de manière à rester le plus littéral possible. Leur démarche était à la fois scientifique dans leur recherche de l’objectivité la plus littérale et esthétique puisqu’une photographie redressée verticalement et latéralement leur semblait plus harmonieuse. La principale raison pour laquelle ils redressaient la perspective est liée à un désir de reconnaissance. De même que de nombreux photographes voulaient être reconnus en tant qu’artistes, les photographes d’architecture voulaient être reconnus en tant que photographes spécialisés dans la reproduction de l’architecture non seulement par les architectes mais aussi par leurs pairs. Or « la revendication d'un statut de spécialiste en photographie d'architecture est d'abord liée à une pratique intensive du genre »[3]. Les genres en photographie (portrait, paysage, nature morte, architecture) sont les héritiers des genres des beaux-arts. Par conséquent, le fait de redresser la perspective témoigne d’une volonté de se démarquer de la photographie amateur et de s’inscrire dans le prolongement des genres picturaux, ou du moins, du dessin et de la gravure d’architecture. Mais le fait d’adopter une démarche à la fois documentaire et esthétique n’est pas sans poser de problème dans l’utilisation des photographies.

Comment penser d’autres utilisations des photographies d’architecture que celles qu’en avaient les architectes dans le cadre très restreint et ponctuel de la restauration des bâtiments sans questionner leur dimension esthétique ?

[1] Cervin ROBINSON, Joel Herschman, Architecture Transformed, A History of the Photography of Buildings from 1839 to the Present, London, The Massachusetts Institute of Technology, New York, The Architectural League of New York, 1987.

[2] Dominique-François Arago, Rapport sur le Daguerréotype, Lu à la séance de la Chambre des Députés le 3 juillet 1839, Rumeurs des Ages, 1995.

[3] Marie-Noëlle LEROY, « Le Monument photographique des frères Bisson », in Etudes photographiques n°2, Paris, Société française de photographie, 1997.

 
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