Première partie : Du document à l’oeuvre. |
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V Photographes et architectes au XIX
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Si la photographie a suscité un réel engouement dans le milieu des architectes, elle ne fut louée que pour ses capacités mimétiques et pour les services qu’elle pouvait rendre : « Le photographe n’était pour l’architecte qu’une présence anonyme, qui faisait certes partie intégrante de son travail de conception et de représentation visuelle, et qui gagna en importance au cours des années, mais il était pour lui comme transparent, et n’avait pas plus le droit au statut d’artiste que les objectifs qu’il manipulait »[1] Dans quelle mesure sa dimension esthétique était-elle prise en compte par les architectes et dans quelle mesure les photographes d’architecture cherchaient-ils à dépasser le simple constat de l’état d’un bâtiment à un moment donné pour en donner, autant que possible, une vision idéalisée ? Cherchaient-ils à réaliser des compositions rigoureuses ou harmonieuses, à réaliser des vues surprenantes avec des vues en perspectives ? Tentaient-ils d’atteindre le statut d’artistes ? Il n’est pas certain que la dimension esthétique de la photographie d’architecture ait réellement été prise en compte par les architectes. Un photographe en valait un autre. Certes, les mérites de certains photographes étaient sévèrement discutés, mais ces discussions avaient davantage lieu dans La Lumière plutôt que dans la Revue générale de l’architecture et des travaux publics et il serait probablement vain de chercher la moindre mention, élogieuse ou non, de Baldus par exemple, par un architecte du XIXème. Cependant, César Daly, éditeur de la RGA, lisait régulièrement La Lumière et en citait régulièrement des passages dans sa revue et il incitait les architectes à se tenir au courant des avancées dans ce domaine. Si les architectes n’en avaient pas réellement conscience, il est clair que les photographes, parfois dans un esprit de rivalité et d’âpre concurrence, cherchaient à produire les vues les plus remarquables. Plusieurs stratégies étaient alors utilisées. D’une part, la sélection drastique des photographies était réalisée pour n’en montrer que les plus saisissantes. Ainsi, à la troisième exposition organisée par la Société de photographie en 1859, Baldus ne présenta qu’une seule épreuve sur les centaines de photographies du Louvre qu’il avait réalisées.
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Il est probable que ce soit une photographie de la Bibliothèque impériale du Louvre. Il s’agit d’une vue très frontale. Il était probablement situé en face du premier étage. Le cadrage est très serré et ne montre rien d’autre que la façade principale si ce n’est la charrette. Celle-ci vient donner une idée de l’échelle. Il n’est pas sûr qu’elle ne remplisse qu’une fonction didactique. Le fait de placer des petits personnages dans certains dessins du XVIIIème, dans ceux de Boullée, de Fontaine, par exemple, n’a pas seulement une valeur didactique mais suggère aussi le caractère monumental de l’architecture. Sans avoir la précision d’une élévation géométrale, qui, elle, n’est pas conçue à partir d’un point de vue, la vue frontale de Baldus donne une impression d’apesanteur, en dehors de tout contexte et même de toute temporalité et vise l’effet produit par l’élévation. Comme il était légèrement situé sur la gauche du bâtiment, la perspective est également redressée horizontalement. On peut avoir l’impression que la photographie n’est pas parfaitement redressée verticalement. Il est vrai que toutes les photographies de Baldus ne sont pas toujours parfaitement redressées, mais toutes n’ont pas la même importance. Il est probable que Baldus accordait une importance particulière à celle-ci. Elle est même atypique dans la production de Baldus. L’impression qu’elle n’est pas parfaitement redressée est liée d’une part à la reproduction et d’autre part au bâtiment lui-même. En effet, en comparant la reproduction avec le tirage original se trouvant à la Bibliothèque nationale de France, on s’aperçoit que la photographie a été recadrée comme s’il n’avait pas été possible de la faire entrer dans un rectangle. En effet, pour être reproduite, elle a été re-photographiée. Il est possible qu’un léger écart se soit produit induisant une légère perspective. Néanmoins, le tirage semble lui aussi présenter une légère perspective, mais moins prononcée que la reproduction. En regardant attentivement les bords de l’image, on remarque que les carreaux de la fenêtre en bas à gauche (qui ont presque disparu de la reproduction) sont parfaitement parallèles au bord de l’image, ainsi que le bord des motifs de chaque côté de la façade principale. Si on considère maintenant avec attention la façade qui se détache du bâtiment lui-même, elle semble accuser une légère perspective, le dernier étage plus encore que le rez-de-chaussée et le premier étage. En traçant une ligne de chaque côté, on remarque que le dernier étage est plus étroit que les deux autres, ce qui n’est pas un effet de perspective. En effet les arêtes des trois étages ne forment pas une ligne continue. Le plus gênant tient au fait que l’arête la plus à droite du dernier étage semble encore moins parallèle au bord de l’image que celle à gauche. En allant sur place (en face de l’actuel Conseil d’état), on peut constater que si on se place juste en face, bien au milieu, la façade présente bien des arêtes fuyantes symétriques (mais non parallèles aux motifs latéraux) et, si on se déplace légèrement sur la gauche, l’arête la plus à droite semble alors davantage inclinée. De fait, Baldus était légèrement placé sur la gauche et la perspective est due à l’architecte. Même si cela peut sembler anecdotique, il est probable que Baldus accordait une importance particulière à cette photographie principalement à cause de la lumière particulière qui accentue le relief de la façade. Le tirage de Baldus (environ 40 sur 50 centimètres) est d’une qualité tout à fait remarquable. L’œil est particulièrement attiré par les détails de la façade, notamment les motifs latéraux du dernier étage. A côté des N ornés d’une couronne symbolisant Napoléon, on est frappé par la précision des insectes gravés dans la pierre. Il s’agit d’abeilles représentées de dos, les ailes entrouvertes et les pattes écartées. L'abeille fut choisie par Napoléon 1er pour remplacer les fleurs de lis de la monarchie. Elle est le symbole de l'activité laborieuse et de la fécondité. Dessinée de la sorte, elle ressemble à une mouche. Baldus devait probablement se flatter de rendre photographiquement visible des mouches posées sur une façade à trente mètres de distance. Baldus est l’un des photographes de cette époque à présenter des vues frontales d’une très grande rigueur et d’une précision extraordinaire. D’autre part, la rivalité s’exerçait aussi sur le format des photographies sélectionnées. Plus la taille des photographies était importante plus elles suscitaient de l’admiration. En assemblant trois négatifs, Baldus arriva à un format de 43,5 x 92,3 cm (Les arènes de Nîmes, 1851). Les frères Bisson réalisaient des images qui faisaient en moyenne 40 x 50 cm, parfois 50 x 70 cm. Ils réussirent à produire une image de 45 x 105 cm en assemblant plusieurs négatifs. Comme le note Marie-Noëlle Leroy : « Au-delà de la prouesse technique que cela représente, les photographies de très grandes dimensions traduisent plus un désir de représentation monumentale qu'un simple et habile tour de main »[2]. C’est comme si au monument représenté devait correspondre une représentation monumentale. Cependant, réaliser des photographies d’une taille aussi importante, n’aurait eu aucun sens si les photographies n’avaient pas manifesté de réelles qualités esthétiques grâce à la lumière mais surtout par le choix du point de vue et l’angle de prise de vue. Baldus ne se contentait pas toujours d’une vue frontale. Il lui arrivait de revenir sur un lieu. Si l’on compare ces trois photographies de l’Eglise Saint-germain-L’Auxerrois, le travail de Baldus consista dans l’épuration de ce qui pouvait sembler inessentiel, mais consista aussi à rendre la physionomie tridimensionnelle du bâtiment.
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Dans la première, l’église semble engoncée entre les deux bâtiments sur les côtés. Dans la deuxième, la perspective oblique permet de montrer l’un des côtés du bâtiment mais le contexte semble encore trop présent. Le point de vue est aérien et donne une impression de distance. La troisième donne une impression de présence massive. Baldus travailla même son cliché de manière à éliminer les bâtiments environnants. La vue oblique, sans démonumentaliser l’église, la décontextualisait mieux que la première vue frontale. Il travaillait, en fait dans l’esprit de beaucoup de projets de restauration où l’on cherchait à souligner la pureté historique des monuments parfois en les libérant d’ajouts tardifs, parfois en les entourant d’espace vides. « Les architectes étaient convaincus qu’un seul monument pouvait résumer en lui-même toute une phase de l’histoire et, comme eux, Baldus cherchait à réaliser une vue unique d’un bâtiment, capable de rendre sa physionomie, sa signification, sa majesté et son indéniable présence »[3] C’est la raison pour laquelle Baldus ne faisait en général qu’une seule photographie par monument. Il essayait d’en saisir l’essence par une photographie, qui, par elle seule, pouvait résumer tout le bâtiment. Plusieurs photographies d’un même bâtiment auraient empêché d’en saisir l’unité et par conséquent l’identité monumentale A l’inverse, une autre tactique pouvait consister dans le fait de présenter un ensemble cohérent de photographies formant système. Henri Le Secq, à travers sa série de vingt-cinq photographies de la cathédrale de Chartres, mais aussi Baldus réalisèrent des albums de photographies qui présentèrent un caractère systématique allant des vues d’ensemble aux vues fragmentaires dont on pouvait saisir les liens entre elles. Le recueil de photographies de Baldus concernant le Louvre est en cela exemplaire. Les photographies étaient précédées des plans de l’architecte, de dessins en perspective, puis commençaient par des vues d’ensemble de Baldus. Elles étaient ensuite suivies par des vues des façades et enfin par des gros plans des façades de haut en bas et s’achevaient par des photographies de sculptures et de moulages. Ainsi, non seulement les photographies que réalisa Baldus de la construction du nouveau Louvre eurent une utilisation immédiate de sauvegarde et de contrôle des travaux en cours mais aussi elles devaient avoir un rôle de mémoire dans l’éducation des futurs artisans. Elles étaient ainsi destinées à une large diffusion non seulement en direction « de la classe laborieuse »[4], mais aussi de la famille impériale et des chefs d’Etat étrangers. Loin de fournir de simples enregistrements des travaux, elles avaient aussi pour vocation de promouvoir le style néo-Renaissance tout en illustrant la puissance, le luxe et la prospérité de la France impériale. Il est à noter que les photographies publiées[5] ne correspondent pas toutes aux photographies réalisées pendant les travaux. Les vues générales ne présentent aucune trace des chantiers. Il a même dû re-photographier la façade de la bibliothèque du Louvre qui, dans la précédente version, présentait encore des échafaudages. Le cadrage est beaucoup moins serré et inclut la toiture et même le paratonnerre. Des personnes posent à la place de la charrette. Elle est parfaitement redressée verticalement et horizontalement. Elle a moins de charme que la version précédente mais le cadrage plus large est moins atypique par rapport aux autres photographies de façades de Baldus. Au monument devait correspondre un style monumental, c’est à dire non seulement un document sur l’architecture, mais une mémoire idéalisée des monuments. Le style monumental de Baldus repose sur un travail d’épuration de ce qui est inessentiel par la retouche d’image, un cadrage serré mais qui englobe totalement son sujet et, lorsque c’est possible, l’espace vide qui l’entoure, la juxtaposition de plusieurs négatifs afin d’atteindre de très grands formats, des vues frontales ou obliques qui magnifient son sujet. Baldus espérait, par-là même, que la photographie créerait un musée de l’architecture. Son utilisation personnelle de la perspective n’empêche pas de penser qu’il s’agit d’un exercice de traduction d’un art dans un autre, et rien n’interdit de signer une bonne traduction aussi fidèle soit-elle. Ainsi Baldus souscrirait certainement aux déclarations de Charles Nègre lorsqu’il écrit : « En nous donnant la précision perspective et géométrique, la photographie ne détruit pas le sentiment individuel de l’artiste : c’est toujours l’objet à reproduire qu’il faut savoir choisir, c’est le point de vue le plus avantageux qu’il faut savoir trouver, c’est l’effet le plus en harmonie avec l’objet à reproduire qu’il faut saisir »[6]. En revanche, contrairement à Charles Nègre, Baldus était trop attaché à la fonction documentaire de ses photographies pour sacrifier le rapport de l’ensemble aux détails au profit du « pittoresque ». [1] Barry Bergdoll, « Une question de temps : architectes et photographes pendant le Second Empire », in Edouard Baldus, photographe, Editions de la Réunion des musées nationaux, Paris, Metropolitan Museum of Art, New York, Centre Canadien d’Architecture, Montréal, 1995. [2] Marie-Noëlle LEROY, ibid. [3] Barry Bergdoll, ibid. [4] Achille Fould, Rapport d’Achille Fould, ministre d’Etat, sur les travaux du Louvre, Moniteur Universel, Journal Officiel de l’Empire Français, 18 février 1856. Cité par Barry BERGDOLL, ibid. [5] Réunion des Tuileries au Louvre, 1852-1857, Recueil de photographies publié par ordre de s. exc. Mr Achille Fould Ministre d’Etat et de la maison de l’Empereur. [6] Charles Nègre, cité par Françoise HEILBRUN, Charles Nègre photographe, Paris, Réunion des musées nationaux, 1980.
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