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Quatrième partie : De la photographie d’architecture réelle à la photographie d’architecture fictive

 

XIII Entre perspective synthétique et perspective analytique

 

Sommaire
 
 

 

 

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Si l’architecture précède nécessairement les photographies qui en sont réalisées, on peut néanmoins s’interroger sur la question de savoir dans quelle mesure le photographe peut composer son image. La perspective n’est-elle pas imposée par l’architecture ? Joseph Rosa n’hésite pas à écrire à propos des photographies de Julius Shulman : « By the late 1930s, Shulman used a 4x5 (…) format camera with various types of lenses that further enhanced his compositional ability by elongating the asymmetrically composed “synthetic” perspective of the photograph and thus achieving in these later works a greater sense of depth”[1] Une note explicitant ce qu’il faut entendre par synthétique renvoie au texte de Peter Galassi sur la peinture et l’invention de la photographie. Un premier problème se pose. En effet, dans l’exemple que donne Galassi de la perspective synthétique La ville idéale attribué à Giulano da Sangallo n’est pas asymétrique mais symétrique ce qui rend problématique l’assertion de J. Rosa sur le caractère asymétriquement composé de la perspective synthétique. La frontalité et la symétrie semblent pourtant déterminantes pour pouvoir attribuer le caractère synthétique à la perspective. Un deuxième problème tient au fait que le photographe qui voudrait utiliser la perspective synthétique « se heurterait à une impossibilité totale »[2] car le photographe ne peut composer son image, d’où les télescopages, la fragmentation et la soumission à « l’influence perturbatrice d’un point de vue et d’un moment apparemment arbitraires »[3]. A l’inverse, la perspective synthétique crée une sorte de théâtre balisé. Elle englobe toute la vue, et met en avant « l’ordonnance impeccable du motif »[4]. Or, ni la mise en scène, ni la composition de Shulman ne semblent suffisantes pour que l’on puisse qualifier de synthétique la perspective tel qu’il l’utilise. Néanmoins, il est clair que pour Julius Shulman, comme pour Ezra Stoller ainsi que pour la majeur partie des photographes d’architecture, la lisibilité, la clarté de la représentation et la compréhension d’un bâtiment dans sa complexité l’emportent sur la dimension fragmentaire, confuse, et relative à un moment et à un point de vue donné ou quelconque. Si on ne considère que la photographie d’architecture et non la photographie en général, la photographie d’architecture prend bien son origine technique et esthétique dans l’invention de la perspective linéaire au XVème siècle, du moins la perspective albertienne. En revanche, si on ne tient pas compte de la photographie d’architecture, ou plus généralement de la photographie industrielle et publicitaire, la photographie semble davantage avoir pour origine « le mode pictural du Nord »[5]. En effet, la photographie d’architecture semble plus proche des déterminations que Svetlana Alpers attribue à la peinture du Sud par opposition à celle du Nord. « Le principe bien établi du contraste entre le Nord et le Sud repose sur un certain nombre de considérations que l’on pourrait résumer comme suit : d’une part, l’attention portée à une quantité de petites choses, par opposition à un très petit nombre de grandes ; les objets qui réfléchissent la lumière, par opposition à des objets modelés par la lumière et l’ombre ; la priorité donnée non à la distribution des objets dans un espace intelligible, mais à leur surface, leur couleur, leur contexture ; une image sans cadre par opposition à une image dont le cadre est nettement défini ; une peinture dont le spectateur n’est pas clairement situé par opposition à une peinture où le spectateur occupe une place bien déterminée. »[6] Une telle opposition semble aussi être valable pour la photographie telle qu’elle est pratiquée communément (photographie amateur, reportage…) et la photographie réalisée généralement à la chambre (architecture, publicité…) dont le cadre est clairement délimité, et la distribution des objets dans l’espace scrupuleusement calculé. Néanmoins la question de savoir si le photographe d’architecture peut utiliser la perspective synthétique demeure. Pour qu’il puisse l’utiliser, il faudrait qu’il puisse anticiper la réalité avant même qu’il ne la voit, que la rencontre avec un lieu, soit de l’ordre de la reconnaissance de ce qu’il avait imaginé plutôt que de la découverte, et enfin qu’il puisse modifier la réalité autant qu’il le souhaite de manière à faire correspondre totalement l’image imaginée avec l’image de la réalité. Il est clair que de telles conditions sont rarement réunies dans le cadre de la photographie d’architecture commanditée. En revanche, Galassi écrit à propos du travail d’Andreas Gursky : « The aim is to obliterate the contingencies of perspective, so that the subject appears to present itself without the agency or interference of an observer; and to select and shape the view so that it suggests not a part or an aspect but a perfectly self-contained whole, corresponding to a mental picture or concept »[7] Ainsi, pour Galassi lui-même la photographie n’est pas obligatoirement fragmentaire et la perspective n’est pas nécessairement liée à la contingence de la vision d’un observateur dont la place serait clairement située. Il reste à comprendre comment Gursky arrive à produire de telles images. L’un des facteurs les plus importants est lié au point de vue très distancié et souvent à une hauteur importante. « The distant prospect from an elevated position, for example, belongs to a very old class of imagery, born of an accommodation between the maplike schemas of primitive pictures and the unique, fixed vantage point of Renaissance perspective. It makes of the viewer a God-like presence, everywhere and nowhere at once, granting us a sense of overarching possession while excluding us from direct participation in the toylike realm.”[8] Si les photographies de Gursky appartiennent à cette classe d’images, entre images en perspective de la Renaissance et les peintures cartographiques, elles n’en sont pas pour autant moins photographiques. Le point de vue élevé et la distance font apparaître les êtres et les choses remarquablement petits, ce qui ne pouvait apparaître au moment même de la prise de vue. « He thus rediscovered one of the oldest pleasures of photography – the patient delectation of details too small, too incidental, or too over-whelming in their inexhaustible specificity to have been noticed, let alone pondered, at the moment of exposure. From the comfort of an armchair we enjoy the illusion of omniscience - a power of analysis and reflection unavailable to any actual participant : the world can seem richer and more generous in disclosing its meanings when we are freed from its pressing fullness to contemplate its fixed, flattened image on a piece of paper.”[9] La délectation que nous ressentons devant les images de Gursky, n’est pas sans évoquer le délice (étudié par E. Burke[10]) devant la réalité si nous sommes confortablement hors de danger. Certes, rares sont les photographies de Gursky qui présentent une situation de danger comme celle intitulée « Niagara falls ». En revanche, nombreuses sont les photographies de Gursky où la perfection technique du photographe et son utilisation de la perspective rendent sensible la dichotomie radicale entre l’infiniment grand c’est à dire l’aspect monumental qui nous frappe et l’infiniment petit c’est à dire la complexité délicate et prenante de la nature. La difficulté consiste pour Gursky à n’être ni trop loin ni trop proche. Photographiés de trop loin, les éléments de l’architecture se dissolvent dans les grains photographiques. De trop près, la compréhension de l’ensemble en est difficile. Nombreuses sont les photographies de Gursky qui jouent néanmoins sur les faux-semblants, les écueils qui, sans être liés à des télescopages de plans, sont davantage dus au caractère incertain de toutes photographies. Il en est ainsi de cette photographie (Ayamonte, 1997) qui joue sur le trouble lié à un effet d’échelle, comme s’il s’agissait d’une maquette. Elle n’a pas la symétrie de la cité idéale mais les motifs se distribuent de chaque côté du point de fuite de manière très régulière. La pente accentue l’effet de réel. La ligne rouge à la fois centrale et légèrement décalée sur la gauche induit un fort sentiment de profondeur. Il est clair que cette image tire sa force de ce subtil décalage. Le trouble naît de l’absence de réalité à la fois du ciel trop bleu pour être réel et de cette architecture dont on ignore la taille réelle. Le ciel semble davantage être l’effet d’une projection de peinture sur une surface. A la fois aplat (le ciel), image en profondeur (la ligne rouge) et grille (les trouées évoquent le motif moderniste de la grille, motif récurrent chez Gursky). L’éclatante lisibilité (rien ne semble dans l’ombre, rien n’est caché, tout est net) contraste avec l’absence de repère spatio-temporel. Où sommes-nous ? De quoi s’agit-il ? Pourquoi cela a-t-il été photographié ? Image du réel, cette photographie n’est pas sans évoquer l’architecture utopique et modulaire des années 60 qui consistait dans le projet de construire des villes entières à partir d’un volume unique et simple. Cette photographie entre en résonance avec l’histoire de l’architecture mais aussi avec ses propres photographies. A chaque fois, il s’agit d’une variation autour d’un motif qui semble se répéter à l’infini. La pente qui implique une asymétrie empêche de véritablement penser qu’il s’agit de perspective synthétique. Néanmoins, la frontalité, la centralité du point de fuite, le cadrage global, l’intemporalité de la lumière et l’absence de télescopage permettent de penser qu’il ne s’agit pas non plus de perspective analytique. Lorsque Jacinto Lageira écrit, à propos de la manière de faire de Gursky, qu’il « procède par le dettaglio, il découpe, prélève, fabrique et agence les parties et les fragments pour aboutir à une image générale où rien de ces différentes opérations n’est apparent »[11], il laisse penser que Gursky est plus proche d’Uccello que de Degas : « Uccello part des éléments pour aboutir à un tout : il synthétise. Degas part de la totalité pour en retenir un aspect unique : il analyse »[12]. Il est clair que la possibilité de retravailler numériquement ses images, lui permet de composer des images qui synthétisent un champ de vision très élargi, à la fois macroscopique et microscopique.

[1] Joseph ROSA, A Constructed View, The architectural photography of Julius Shulman, New York, Rizzoli International Publications, Inc., 1994.

[2] Peter GALASSI, Before Photography, in Before Photography, Painting and the Invention of Photography, 1981, tr. fr. «Avant la photographie », in L'Invention d'un art, Alain Sayag et Jean-Claude Lemagny ed., Paris, Centre Georges Pompidou, Adam Biro, 1989.

[3] Ibidem.

[4] Ibidem.

[5] Svetlana ALPERS, Ut pictura, ita visio, in L’art de dépeindre: la peinture hollandaise au XVIIème Siècle, Paris, Gallimard, 1990.

[6] Svetlana ALPERS, ibidem.

[7] Peter GALASSI, Gursky’s world, Andreas Gursky, New York, The Museum of Modern Art, 2001.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Edmund Burke, A Philosophical enquiry into the origin of our ideas of the sublime and beautiful, tr fr., Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau, Paris, J. Vrin, 1990

[11] Jacinto LAGEIRA, Infime, immense, infime, in Andreas Gursky, Paris, Editions du Centre Pompidou, 2002.

[12] Peter GALASSI, Before Photography, ibid.

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