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Introduction

Sommaire

 

 

II La question de la perspective, une question d’usage.

 

Par ailleurs, cette nécessité d’étudier et de clarifier le langage est un désir que l'on trouve à l’origine même de la philosophie analytique. Or, il n’est pas indifférent qu’un philosophe qui s’inscrit précisément dans ce courant de pensée pose le problème de la perspective dans un livre qui s’intitule : Langages de l’art.

La thèse défendue par Goodman repose sur l’idée que l’utilisation de la perspective linéaire n’est pas une nécessité absolue pour représenter un monde. D’autres modes de représentation, en perspective inversée, par exemple, peuvent être adéquatement utilisés à partir du moment où il s’agit davantage de saisir une ressemblance plutôt que d’imiter la réalité. Une partie de son argumentation repose sur les possibilités de décentrement et de bascule des corps avant et arrière d’une chambre photographique. De plus, les exemples qu’il donne relèvent précisément d’une part de la possibilité de redresser la perspective en photographie d’architecture mais aussi des conditions pertinentes d’observation de l’architecture et de celles des images ainsi créées. En effet, pour Goodman :

« Nous disposons d’ailleurs d’appareils photo à fond inclinable et à objectifs décentrables pour « corriger la distorsion », c’est à dire faire que les parallèles verticales fuient bien parallèlement. Les règles de la perspective picturale ne découlent pas davantage des lois de l’optique que ne le feraient des règles appelant à dessiner les rails parallèles et les poteaux convergents. »...« L’artiste qui veut produire une représentation spatiale que l’œil occidental d’aujourd’hui acceptera comme fidèle doit braver les « lois de géométrie » »[1]

Cependant, on ne comprend pas bien comment l’artiste qui utilise une chambre photographique (l’instrument qui répond peut-être le mieux aux lois de l’optique) pourrait braver les lois de géométrie et à plus forte raison les lois de l’optique. Goodman semble commettre ici la même erreur que R. Bouillot en laissant penser que le photographe pourrait ne pas respecter les lois de l’optique. Même si l’artiste use (et abuse) de la perspective, s’il n’utilise que la photographie, il ne saurait sortir du cadre général des lois de l’optique. Le fait de redresser la perspective n’est qu’un cas particulier parmi les différentes possibilités d’utilisations de la perspective linéaire. En tant que cas particulier, il s’agit bien d’une convention. Cette convention peut trouver des justifications d’ordre psychologique[2] ou esthétique, mais elle peut tout à fait être remise en cause et abandonnée. Ainsi le photographe doit, malgré tout, choisir, soit de ne pas redresser la perspective, soit comment et sur quel(s) plan(s) redresser la perspective. En effet, non seulement il est possible de décentrer et de basculer les corps avant et arrière d’une chambre photographique verticalement mais aussi latéralement. Il est même fréquent qu’un photographe réalise plusieurs vues qui peuvent également être considérées comme correctes (redressées et non redressées) mais qui sont susceptibles de correspondre à des exigences éditoriales différentes.Il reste à expliciter les raisons pour lesquelles les photographies d’architecture ne sont pas systématiquement redressées.

La question centrale est, en fait, de savoir à quelles exigences répondent les différentes utilisations de la perspective, étant entendu que le photographe peut redresser la perspective ou non, l’accélérer, la ralentir… Il est donc nécessaire de référer les différentes utilisations de la perspective aux questions d’usages et de contextes dans lesquelles ces photographies vont s’insérer. En effet, les photographies d’architecture peuvent présenter des caractéristiques très différentes s’il s’agit uniquement de produire une documentation relative à un bâtiment avec peu de moyens ou bien s’il s’agit de chercher à en produire la vue la plus séduisante ou bien encore s’il s’agit d’une démarche didactique ou typologique. La question du support peut aussi interférer. Un livre d’architecture ne présentera pas toujours les mêmes caractéristiques que celles d’un magazine ou d’une exposition. Le style de photographie peut aussi varier d’un magazine à l’autre s’il vise un public très large ou celui, plus restreint, des architectes, spécialistes, connaisseurs et étudiants en architecture. On peut aussi s’interroger sur la question de savoir si l’utilisation de la perspective n’a pas été soumise à une évolution tout au long de l’histoire de la photographie d’architecture. Parallèlement, il est aussi nécessaire de comprendre le rapport qu’entretient la perspective photographique avec le cadrage.

La question de la perspective en photographie est généralement posée en relation avec celle de savoir si la photographie est ou non un art. La réponse à une telle question dépendrait du prolongement ou de la rupture de la perspective photographique avec la perspective depuis Alberti. Cette question serait à son tour dépendante de celle du rôle que joue le cadrage comme acte de découpe dans la réalité visible par rapport à la composition comme acte organisateur des différentes parties de l’image. S’opposant à la réduction de la perspective linéaire à la conception albertienne de la perspective, certains auteurs comme Peter Galassi[3] et Svetlana Alpers[4] ont cherché à montrer que la perspective photographique (non-albertienne) était déjà utilisée en peinture dans l’esquisse d’après nature (selon Galassi), et dans la peinture d’Europe du Nord (selon Alpers), avant même l’invention de la photographie. L’opposition entre la perspective picturale (qui induirait que la peinture est en elle-même un art) et la perspective photographique (purement optique et par conséquent non artistique) ne serait donc pas pertinente car la peinture serait déjà travaillée par une telle opposition. Dans le cas de la perspective pré-photographique selon Galassi, le cadrage aurait un rôle déterminant de fragmentation, de découpe dans la réalité donnée d’avance, de tranche oblique par rapport à la pyramide visuelle, sans composition manifeste. Dans celui de la conception attribuée à Alberti, la composition interne serait fortement organisée, hiérarchisée, construite, frontale, déterminant secondairement les bords du tableau. Elle viserait un maximum de lisibilité.

Cependant, la pratique photographique n’est-elle, pour autant qu’un acte de découpe, de fragmentation du réel à partir d’un point de vue donné ou bien à travers les possibilités de décentrements ne faut-il pas penser des possibilités d’organisations et de compositions ? Si les possibilités de décentrements se laissent réduire à une pratique de recadrage dès la prise de vue, ne faut-il pas avoir recours à un logiciel informatique pour obtenir de réelles possibilités d’organisations internes de l’image ? L’enjeu est alors de comprendre dans quelle mesure la photographie d’architecture peut-elle échapper aux déterminations associées à la photographie en général sans nécessairement se confondre avec la peinture utilisant la perspective albertienne ?

 

[1] Nelson GOODMAN, Languages of Art, 1968, tr. fr. Langages de l’art, Nîmes, Editions Jacqueline Chambon, 1990.

[2] Cette question sera discutée dans le chapitre X.

[3] Peter GALASSI, Before Photography, in Before Photography, Painting and the Invention of Photography, 1981, tr. fr. «Avant la photographie », in L'Invention d'un art, Alain Sayag et Jean-Claude Lemagny ed., Paris, Centre Georges Pompidou, Adam Biro, 1989.

[4]Svetlana ALPERS, Ut pictura, ita visio, in L’art de dépeindre: la peinture hollandaise au XVIIème Siècle, Paris, Gallimard, 1990.

 

 

 
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